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Une acmé qui recule

Pour les marins du Vendée Globe, voir leur ETA (estimation d’heure d’arrivée) reculer, c’est un peu comme pour un alpiniste qui, à bout de souffle, atteint une crête en croyant toucher le sommet… seulement pour découvrir une autre bosse derrière, puis encore une autre. Chaque mille parcouru semble révéler un nouveau "presque arrivé", et le mental doit composer avec ce jeu d’illusions imposé par la météo. Ils avancent, certes, mais le chemin paraît s’allonger à mesure qu’ils se rapprochent du but. Chaque zone de pétole devient une nouvelle pente à gravir, chaque coup de vent une roche instable sous leurs pieds. Dans ce monticule liquide qu’ils escaladent, ils doivent maintenir leur équilibre psychique malgré le chrono qui rit dans son coin. Pour tenir, ils cultivent un certain fatalisme. Parce qu’au fond, râler contre la mer, c’est comme engueuler une montagne pour être trop haute : ça défoule, mais ça ne change rien. Alors ils se remettent au travail, ajustent leurs voiles comme on ajuste ses crampons, et reprennent leur ascension. Une ascension vers une ligne d’arrivée qui, tôt ou tard, finira bien par se laisser atteindre.

LE 21 JANVIER 2024 : Photo envoyée depuis le bateau FOUSSIER lors de la course à la voile du Vendée Globe le 21 janvier 2024. (Photo du skipper Sébastien Marsset)
LE 21 JANVIER 2024 : Photo envoyée depuis le bateau FOUSSIER lors de la course à la voile du Vendée Globe le 21 janvier 2024. (Photo du skipper Sébastien Marsset)

Depuis trois jours, les ETA dérapent, implacables, comme si la ligne d’arrivée s’amusait à jouer avec les nerfs des marins. Pour le petit groupe allant de Jérémie Beyou (Charal) à Boris Herrmann (Malizia – Seaexplorer) pris dans un scénario météo complexe, la fin de la course devient un véritable casse-tête. Une dorsale plantée au large du cap Finisterre promet de ralentir leur progression, piégeant déjà certains dans des vents faibles. Derrière cette barrière, deux dépressions successives attendent, dont une, du genre balèze, qui promet de bousculer encore un peu plus leurs plans et de les secouer dans leurs chaussettes. C’est une épreuve mentale redoutable, semblable à celle d’un coureur de marathon qui aperçoit ce qu’il croit être l’arche d’arrivée, seulement pour se rendre compte qu’il reste encore plusieurs kilomètres à parcourir. Ce faux espoir est un coup dur pour le moral, surtout après des semaines d’efforts acharnés. Reconditionner son esprit, repenser son rythme, se convaincre que l’effort devra durer encore un peu plus longtemps que prévu, demande une force psychologique immense. Il faut oublier les projections d’hier, réapprendre à naviguer dans le présent.

Le temps suspendu de la dernière ligne

« Ces derniers jours de course sont loin d’être un long fleuve tranquille », a confirmé Clarisse Crémer (L’Occitane en Provence), appuyant notre analogie de l’alpiniste : « Il vaut mieux éviter de trop penser au nombre de bosses qu’il reste, sinon la déception guette. L’idée, c’est de les prendre les unes après les autres. Ce qui est compliqué, c’est cette incertitude : est-ce que j’arriverai dimanche ou non ? Tant que la dépression, qui est prévue ce jour-là dans le golfe de Gascogne, continue d’accélérer, il y a même une chance que je doive ralentir, et ça, c’est dur à encaisser moralement. Parce qu’au fond, on ne peut pas s’empêcher de se projeter sur une date de fin, même si on sait qu’on ne devrait pas. C’est une sorte de torture mentale, mais on l’accepte, parce que c’est la règle du jeu. » a ajouté la navigatrice, avec cette drôle d’impression de se perdre dans les couloirs du temps à ce stade de la course. Dans ce contexte, difficile de ne pas se sentir un peu schizophrène. « Une partie de moi est déjà en mode "arrivée", ce qui n’est jamais idéal. J’ai cette sensation d’être plusieurs personnes à la fois : impatiente de toucher terre, un peu nostalgique à l’idée que cette aventure se termine, et en même temps soulagée à l’idée d’être sur le point de réussir », a ajouté Clarisse dont l’objectif, aujourd’hui, reste d’aller le plus vite possible pour tenter d’échapper à la dépression mastoc qui se pointe et commence à faire des appels de phare sur la cartographie, comme pour dire : « Préparez-vous, j’arrive ! ».

La météo en piège

Elle épargnera Jérémie Beyou (Charal) et ses poursuivants jusqu’à Thomas Ruyant (VULNERABLE), en principe déjà arrivés à ce moment-là. En revanche, elle risque potentiellement de copieusement la chahuter ainsi que Benjamin Dutreux (GUYOT Environnement), et encore davantage Sam Davies (Initiatives-Cœur) puis Boris Herrmann (Malizia – Seaexplorer), fragilisé par la perte de son foil bâbord. « Il ne faudra pas qu’elle nous bloque la route et nous empêche de rentrer au port des Sables-d’Olonne », a souligné la navigatrice. Pour ne pas la subir, encore faut-il composer avec des conditions particulièrement instables. « Le fait de traverser plusieurs systèmes météo multiplie les incertitudes. Les transitions, toujours délicates, sont des phases où les fichiers montrent vite leurs limites. Résultat : il faut jongler avec une foule de paramètres et intégrer de nombreux éléments dans la marmite décisionnelle », a précisé Clarisse.

Quand le Pot-au-Noir devient plus digeste

Derrière, d’autres concurrents semblent enfin avoir refermé la cocotte-minute du Pot-au-Noir. Pour eux, ce chaudron de nuages, d’orages et de vents capricieux semble avoir d’ores et déjà libéré son emprise, et le menu s’annonce plus digeste. Dans cette cuisine équatoriale, chacun a dû ajuster ses ingrédients pour éviter que la sauce ne tourne : anticiper les grains, s’adapter aux bascules, et surtout, ne jamais perdre patience. 


La nuit a été particulièrement agitée, avec des éclairs presque incessants. C’était intense. Je ne veux pas porter malheur, mais j’ai l’impression qu’on commence à entrevoir la fin. Si ça se confirme, ce sera une très bonne nouvelle. Pour l’instant, j’ai du vent stable et le ciel est dégagé, ce qui me laisse espérer que je suis sorti de cette zone.

Tanguy Le Turquais
Lazare

Pour l’heure, il jongle entre la satisfaction et la prudence d’un cuisinier face à un four capricieux. « Avec le Pot-au-Noir, il faut toujours rester vigilant : il pourrait encore remonter vers le nord avec nous. Je demeure méfiant ! ».

Chaque détail compte

Désormais, le Morbihannais se (re)concentre sur une autre bataille, celle qui l’oppose à Benjamin Ferré (Monnoyeur – DUO for a JOB) pour la première place chez les bateaux à dérives. Un duel haletant où chaque mille parcouru est âprement disputé. Mais la lutte ne s’arrête pas là : Jean Le Cam (Tout Commence en Finistère – Armor-lux) et Conrad Colman (MS Amlin) reviennent en force. « La météo est favorable pour resserrer le groupe, et tant mieux. Ce qu’on veut, c’est de la bagarre le plus longtemps possible. C’est ce qui nous motive. Je vais me battre jusqu’au bout, et franchement, je me régale sur ce Vendée Globe. Ce n’est pas juste un voyage ou une aventure, c’est une vraie régate. Chaque manœuvre compte, et je les exécute comme si je ne devais pas perdre une fraction de seconde. C’est vraiment incroyable. Je profite de chaque instant. Je suis à fond sur les réglages, dans le cockpit toute la journée à peaufiner les écoutes au centimètre près », a relaté Tanguy, avec une détermination qui illustre parfaitement ses qualités de compétiteur acharné.

Gérer les doutes, gagner les milles

En créant un décalage stratégique dans l’Est pour ne pas rester dans le sillage de son rival, il démontre également son instinct de fin stratège, capable de penser au-delà du simple combat immédiat. Il ne se contente pas de participer : il analyse, anticipe et ajuste constamment, transformant chaque mille en une opportunité de grignoter du terrain. Pour autant, il reste pleinement conscient des défis qui se dressent devant lui dans cette remontée de l’Atlantique Nord. Entre les alizés soutenus, l’anticyclone des Açores qui fait office de mur infranchissable, et les incertitudes des routages, le chemin est loin d’être tracé. Cette lucidité sur la complexité de la situation ne fait que renforcer son pragmatisme, tout en soulignant une autre difficulté : la longueur des derniers milles de ce tour du monde. « Comme le disait Charlie (Dalin), ce sont les plus longs. Et je commence vraiment à le ressentir ». Cette sensation, doublée de l’incertitude météo, l’a poussé à une approche méthodique : « Je me dis : « Attention à ne pas croire que tu es arrivé trop vite, sinon tu risques de te relâcher, et ça, il ne faut surtout pas. » » Sa stratégie mentale est claire : repousser l’échéance dans son esprit pour mieux tenir le rythme. « Dans ma tête, je me dis que j’en terminerai dans un mois. Ça m’aide à rester concentré et à garder ma motivation intacte. »

L’ascension sans fin

Au final, cette fameuse ligne d’arrivée du Vendée Globe, c’est comme un sommet qui semble toujours se dérober au dernier moment. Comme l’alpiniste qui croit toucher la cime, seulement pour découvrir une nouvelle crête à franchir, les marins avancent, encore et encore, sans savoir vraiment où est le pic. Mais quand ils franchiront enfin la ligne, ce ne sera pas seulement un soulagement, mais la victoire d’un périple où chaque bosse franchie aura été un défi en soi. Parce qu’au fond, peu importe combien de fois la montagne se cache, tant que l’on garde l’envie de grimper.


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