Depuis trois jours, les ETA dérapent, implacables, comme si la ligne d’arrivée s’amusait à jouer avec les nerfs des marins. Pour le petit groupe allant de Jérémie Beyou (Charal) à Boris Herrmann (Malizia – Seaexplorer) pris dans un scénario météo complexe, la fin de la course devient un véritable casse-tête. Une dorsale plantée au large du cap Finisterre promet de ralentir leur progression, piégeant déjà certains dans des vents faibles. Derrière cette barrière, deux dépressions successives attendent, dont une, du genre balèze, qui promet de bousculer encore un peu plus leurs plans et de les secouer dans leurs chaussettes. C’est une épreuve mentale redoutable, semblable à celle d’un coureur de marathon qui aperçoit ce qu’il croit être l’arche d’arrivée, seulement pour se rendre compte qu’il reste encore plusieurs kilomètres à parcourir. Ce faux espoir est un coup dur pour le moral, surtout après des semaines d’efforts acharnés. Reconditionner son esprit, repenser son rythme, se convaincre que l’effort devra durer encore un peu plus longtemps que prévu, demande une force psychologique immense. Il faut oublier les projections d’hier, réapprendre à naviguer dans le présent.
Le temps suspendu de la dernière ligne
« Ces derniers jours de course sont loin d’être un long fleuve tranquille », a confirmé Clarisse Crémer (L’Occitane en Provence), appuyant notre analogie de l’alpiniste : « Il vaut mieux éviter de trop penser au nombre de bosses qu’il reste, sinon la déception guette. L’idée, c’est de les prendre les unes après les autres. Ce qui est compliqué, c’est cette incertitude : est-ce que j’arriverai dimanche ou non ? Tant que la dépression, qui est prévue ce jour-là dans le golfe de Gascogne, continue d’accélérer, il y a même une chance que je doive ralentir, et ça, c’est dur à encaisser moralement. Parce qu’au fond, on ne peut pas s’empêcher de se projeter sur une date de fin, même si on sait qu’on ne devrait pas. C’est une sorte de torture mentale, mais on l’accepte, parce que c’est la règle du jeu. » a ajouté la navigatrice, avec cette drôle d’impression de se perdre dans les couloirs du temps à ce stade de la course. Dans ce contexte, difficile de ne pas se sentir un peu schizophrène. « Une partie de moi est déjà en mode "arrivée", ce qui n’est jamais idéal. J’ai cette sensation d’être plusieurs personnes à la fois : impatiente de toucher terre, un peu nostalgique à l’idée que cette aventure se termine, et en même temps soulagée à l’idée d’être sur le point de réussir », a ajouté Clarisse dont l’objectif, aujourd’hui, reste d’aller le plus vite possible pour tenter d’échapper à la dépression mastoc qui se pointe et commence à faire des appels de phare sur la cartographie, comme pour dire : « Préparez-vous, j’arrive ! ».
La météo en piège
Elle épargnera Jérémie Beyou (Charal) et ses poursuivants jusqu’à Thomas Ruyant (VULNERABLE), en principe déjà arrivés à ce moment-là. En revanche, elle risque potentiellement de copieusement la chahuter ainsi que Benjamin Dutreux (GUYOT Environnement), et encore davantage Sam Davies (Initiatives-Cœur) puis Boris Herrmann (Malizia – Seaexplorer), fragilisé par la perte de son foil bâbord. « Il ne faudra pas qu’elle nous bloque la route et nous empêche de rentrer au port des Sables-d’Olonne », a souligné la navigatrice. Pour ne pas la subir, encore faut-il composer avec des conditions particulièrement instables. « Le fait de traverser plusieurs systèmes météo multiplie les incertitudes. Les transitions, toujours délicates, sont des phases où les fichiers montrent vite leurs limites. Résultat : il faut jongler avec une foule de paramètres et intégrer de nombreux éléments dans la marmite décisionnelle », a précisé Clarisse.
Quand le Pot-au-Noir devient plus digeste
Derrière, d’autres concurrents semblent enfin avoir refermé la cocotte-minute du Pot-au-Noir. Pour eux, ce chaudron de nuages, d’orages et de vents capricieux semble avoir d’ores et déjà libéré son emprise, et le menu s’annonce plus digeste. Dans cette cuisine équatoriale, chacun a dû ajuster ses ingrédients pour éviter que la sauce ne tourne : anticiper les grains, s’adapter aux bascules, et surtout, ne jamais perdre patience.