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Comment les solitaires appréhendent la solitude

74, 90, parfois plus de 110 jours seul, sur son bateau, sans voir l’ombre d’un congénère humain. Entre excitation et “coups de bambou au moral”, les marins du Vendée Globe racontent leur rapport à l’isolement, même si les moyens de communication permettent davantage d’échanges qu'auparavant avec les proches.

LORIENT, FRANCE - 13 SEPTEMBRE 2024 : Isabelle Joschke (GER-FRA), skipper de la MACSF, est photographiée le 13 septembre 2024 à Lorient, France - Photo par Ronan Gladu
LORIENT, FRANCE - 13 SEPTEMBRE 2024 : Isabelle Joschke (GER-FRA), skipper de la MACSF, est photographiée le 13 septembre 2024 à Lorient, France - Photo par Ronan Gladu
© Ronan Gladu

Il y a quatre ans, en pleine épidémie de Covid-19, on les avait vus quitter le ponton et descendre le chenal des Sables avec les goélands comme seul public, bien loin de la liesse bruyante qui accompagne d’ordinaire les solitaires qui partent à l’assaut des mers. Quelques mois plus tôt, nous avions tous vécu, collectivement et individuellement, l’expérience de longues semaines de confinement, avec des interactions sociales extrêmement limitées. Et l’admiration n’en avait été que renforcée : comment font-ils ces marins privés d’humains pendant près de trois mois, voire bien plus pour les derniers de cordée, pour ne pas devenir fous ?

« Je suis pas plus que ça un solitaire quand je suis sur terre, j’espère être loin du cliché du marin qui n’aime pas les gens», plaisante Benjamin Dutreux, qui prendra le départ de son deuxième Vendée Globe à bord de son GUYOT ENVIRONNEMENT - WATER FAMILY. Pourtant, une fois enfilé son ciré, le marin de 34 ans raconte n’avoir « pas du tout souffert de la solitude » sur son premier tour du monde. « Il y a comme une bascule qui s’opère en moi, je ne suis plus qu’un marin, et pour le coup, le fait d’être en solitaire me stimule professionnellement. Ce que j’apprécie, c’est que tu ne peux t’en vouloir qu’à toi-même. »

« J’ai tellement hâte de cette solitude »

Ce basculement entre deux personnalités, c’est aussi ce que décrit Violette Dorange, la benjamine de l’édition 2024. Malgré ses 23 printemps seulement, la jeune femme raconte « aimer (se) retrouver seule en mer. Moi qui suis un peu introvertie, j’ai l’impression que ça me libère, ça me rend créative, j’ai toujours plein d’idées sur l’eau ! » En revanche, la navigatrice, dont ce sera la première expérience aussi longue reconnait « craindre beaucoup plus l’ennui”, que pour le coup elle « ne supporte pas ». « La solitude, ok, mais il faut toujours qu’il y ait de l’action. Du coup je prends beaucoup de podcasts, de livres, de musiques, des vidéos et des audios de mes proches, sinon ça devient compliqué pour mon mental, et le manque de l'entourage peut devenir étouffant. »  

LORIENT, FRANCE - 16 AVRIL 2024 : Violette Dorange (FRA), skipper de DeVenir, est photographiée le 16 avril 2024 à Lorient, France - Photo by Josselin Didou / Qaptur
LORIENT, FRANCE - 16 AVRIL 2024 : Violette Dorange (FRA), skipper de DeVenir, est photographiée le 16 avril 2024 à Lorient, France - Photo by Josselin Didou / Qaptur
© Josselin Didou / Qaptur

Il faut dire que dans notre société ultra connectée, les occasions de passer autant de temps seul sont quasi inexistantes. Et si c’était ça, finalement, le vrai luxe de ces marins du XXIe siècle ? « J’ai tellement hâte de cette solitude, c’est en grande partie pour ça que je rêve du Vendée Globe, raconte d’ailleurs le bizuth Benjamin Ferré. Je veux voir ce que ça fait, si c’est vraiment comme une psychanalyse. Trois mois ça peut paraître long, mais en fait c’est tellement choisi et éphémère à l’échelle d’une vie ! »

« Les mômes, c’est terrible ! »

Une nuance sur laquelle insiste aussi Clarisse Crémer. « C’est une solitude choisie, à durée déterminée, ça n’a rien à voir avec une solitude sociale subie, dont souffrent au final bien plus de gens dans notre société, et qui est bien plus violente », affirme celle qui prendra le départ de son deuxième Vendée Globe. Il y a quatre ans, la navigatrice n’avait que peu souffert de la solitude à proprement parler, mais plutôt « des conséquences de la solitude ». « Être seule me crée beaucoup de stress, ça alimente mon manque de confiance en moi, j’ai l’impression de ne pas être capable, et même si je travaille beaucoup dessus, c’est difficile à dépasser », explique la skipper de L'OCCITANE en Provence, qui reconnaît tout de même que cette fois « être éloignée de sa fille, surtout pendant la période des fêtes, ça va être beaucoup plus dur à vivre. En trois mois, il y a tellement de changement à cet âge ! ».  

« Les mômes, c’est terrible !», plaisante d’ailleurs à l’unisson Romain Attanasio, qui se souvient du « bon coup de bambou au moral quand tu reçois la vidéo de ton gosse qui ouvre ses cadeaux de Noël ». Sur son premier Vendée Globe, en 2016, le marin originaire de Haute-Savoie avait mis 110 jours à boucler la boucle. « Là, j’avais sincèrement beaucoup souffert de la solitude, j’aurais pas envie de recommencer », explique celui qui dit pourtant « aimer être seul, c’est un truc dont j’ai besoin dans la vie, qui me permet de réfléchir ». Pourquoi cette difficulté ?

 


Ce qu’on a du mal à réaliser, c’est que dans la vie de tous les jours, quand on a un doute, on va voir un pote, et rien que de lui en parler ça aide à y voir plus clair. Le fait de douter tout le temps et de ne pas avoir de répondant en face, c’est ça qui est vraiment compliqué à appréhender.

Romain Attanasio

FORTINET - BEST WESTERN

LORIENT, FRANCE - 12 SEPTEMBRE 2024 : Le skipper de Fortinet - Best Western Romain Attanasio (FRA) s'entraîne le 12 septembre 2024 à Lorient, France - Photo par Richard Mardens
LORIENT, FRANCE - 12 SEPTEMBRE 2024 : Le skipper de Fortinet - Best Western Romain Attanasio (FRA) s'entraîne le 12 septembre 2024 à Lorient, France - Photo par Richard Mardens
© Richard Mardens

Progrès technologiques

L’aventure du Vendée Globe est cependant, il faut le reconnaître, un peu moins solitaire que par le passé. Si le routage et l’assistance météorologique sont évidemment toujours strictement interdits, les avancées technologiques permettent d’échanger plus facilement qu’avant avec la Terre, les équipes, les proches, mais aussi les dizaines de milliers d’anonymes qui suivent et encouragent les skippers via les réseaux sociaux.  

Il y a quatre ans, l’expérience avait d’ailleurs « un peu déroutée » Isabelle Joschke. « Pour moi, le Vendée Globe c’était une aventure solo, seule avec les éléments. Avec Whatsapp à bord, j’étais tombée dans l’immédiateté de l’échange, même avec les autres marins en course, et j’avais le cul entre deux chaises. Dans les moments d’avarie, de gros stress, les moments où je me sentais seule dans ma misère, j’étais bien contente d’avoir ce doudou qui faisait du bien et permettait de recevoir des messages de soutien… Et en même temps j’avais aussi toujours envie de rompre le cordon, de vivre pleinement cette solitude que j’avais fantasmé. »  

Pour son deuxième tour du monde, l’expérimentée navigatrice franco-allemande espère être « plus au clair » avec le sujet. Et avec son franc-parler caractéristique, elle résume : « Je ne vais pas m’interdire d’appeler qui je veux, mais c’était aussi hors de question pour moi de partir avec un système de communication plus performant. Si c’est pour installer un écran géant et regarder ton émission en direct, je ne vois pas pourquoi tu pars sur un Vendée Globe. »   


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