Clarisse Crémer : « Ce Vendée Globe, un immense cadeau »
En pleine tempête, seule, mais avec énormément de joie et de fierté. Cette ligne d'arrivée de ce Vendée Globe 2024 aura finalement été à l'image du parcours qu'a mené Clarisse Crémer pour signer cette performance et cette onzième place qui vaut bien des victoires. En bouclant son deuxième tour du monde en 77 jours, 15 heures et 34 minutes, la navigatrice de L'Occitane en Provence aura montré à quel point elle avait sa place sur cette course unique, qui transcende les marins et les font grandir en chemin.
Vendée Globe :
Bravo et… quelle histoire ! Pour commencer, comment as-tu vécu cette arrivée si particulière, comme tu le disais assez inédite dans l’histoire du Vendée Globe ?
C’est vrai qu’avec Benjamin sur les quatre-cinq derniers jours, on était dans une course contre-la-montre pour arriver à temps, passer le chenal, tout ça, comme les systèmes météo s’enchaînaient, on était vraiment à fond, et on n’a pas eu ce moment de « ah, je suis en train d’arriver de mon tour du monde », ce petit relâchement… Et ça s’est fini en apothéose cette nuit avec le front, la ligne d’arrivée, j’avais peur de me retrouver sur le ponton sans vraiment réaliser que j’avais bouclé un tour du monde, mais là finalement, je suis même contente d’avoir un peu de temps en mer, j’ai juste Alan (Roberts, ndlr, co-skipper sur la Transat Jacques Vabre 2023) et Henri de mon équipe à bord, on papote, je débriefe et je commence à comprendre, et c’est très chouette…
Vendée Globe :
Peux-tu nous décrire justement tes conditions sur ce dernier jour de course ?
(Rires) Ah oui, c’est quelque chose ! Ma journée a commencé dans 50 nœuds et s’est terminée dans 60 nœuds au milieu de la nuit ! Et c’est vrai que je n’ai pas été très « moral stable » quand j’ai appris que ça ne le ferait pas pour le chenal des Sables, j’ai trouvé ça très dur, j’étais dans un moment « qu’est-ce que je fous là » et là il y a Alan qui m’appelle pour m’annoncer qu’il allait falloir aller seule à La Rochelle. Heureusement avec Alan on se connait bien et on a une super connexion et il a trouvé les bons mots, j’étais tellement sous le choc sur le coup. Je savais que c’était une possibilité mais mon cerveau refusait un peu de l’accepter. L’avantage c’est que la météo t’obligeait à être concentrée, donc j’ai pas eu trop le temps non plus d’y penser. C’est vraiment dommage pour Benjamin (Dutreux), ça faisait quelques heures que je l’encourageais à fond pour qu’il y arrive, malgré tout j’étais contente de pas être complètement seule dans cette galère ! Ça m’a vraiment fait penser aux films d’Indiana Jones, quand il y a une trappe qui se ferme dans le temple et qu’il récupère son chapeau et qu’on pense tous qu’il va avoir la main coincée et en fait non, j’étais persuadée que ça allait faire pareil pour nous, j’avais tout le temps cette image en tête je sais pas pourquoi, mais non on n’est pas dans un film !
Vendée Globe :
Et le moment où tu as franchi la ligne d’arrivée, comment tu l’as vécu ?
Finalement super bien, le front était passé, j’étais hyper safe sous trois ris et tourmentin, c’était pas du tout aussi stressant qu’avant. J’étais assez émue, donc ça c’était cool ! Et puis finalement les trois heures pour aller à la Rochelle, j’ai un peu dormi, je suis arrivée au lever du soleil en plus donc c’est hyper sympa. Au final, ce n’est peut-être pas aussi festif que d’arriver aux Sables d’Olonne, mais pour mon cerveau c’est mieux. Là finalement, c’est tout doux, avec pas grand monde sur l’eau. Au final il y a quatre ans, j’étais passée de rien à la folie et c’était vraiment très bizarre, donc là c’est plus naturel et ça me va bien !
Vendée Globe :
77 jours, 11e place, malgré pas mal de galères dès les premiers jours de course… est-ce que tu es heureuse de la course que tu viens de signer ?
Je suis heureuse oui, on peut toujours trouver des moments où on se dit « j’aurais pu faire ci ou ça », mais je n’ai pas fait beaucoup d’erreurs. J’en ai fait forcément, mais pas des grosses où tu te dis « olala, j’ai merdé ! ». En fait je venais chercher surtout des objectifs intimes qui étaient difficiles à décrire dans une façon d’être face aux avaries, à la performance, etc… Et ça je les ai pleinement atteints donc je suis vraiment hyper fière et hyper contente parce qu’au final je n’avais pas eu beaucoup d’occasion de m’entraîner sur l’eau pendant quatre ans, je ne me suis pas préparée comme j’aurais voulu, mais malgré tout, tout ce que j’ai préparé à terre ça a payé, tout ce qu’on a fait avec l’équipe ça a marché, et toute la maturité que j’ai gagné ça a payé, je l’ai vraiment senti sur l’eau. Je me posais 100 000 fois moins de questions, tout était tellement plus simple. Oui, j’aurais aimé accrocher le top 10 mais en même temps Benjamin était un petit cran au-dessus de moi en niveau, et c’était trop bien la bataille à côté de lui, donc je n’ai vraiment pas de regret !
Vendée Globe :
On t’a vu fidèle à toi-même, passer par mille émotions sur l’eau. As-tu réussi à moins les subir comme tu le souhaitais avant le départ, et surtout à prendre du plaisir sur l’eau ?
Je prends toujours le parti de partager mes émotions, parce que c’est ça aussi un Vendée Globe. Mais moi, j’ai ressenti que j’étais plus sereine avec tout ça. Je laissais les émotions être là, quand c’était dur je l’acceptais, quand j’étais joyeuse j’en profitais, et du coup c’était plus vivable et ça me demandait moins d’énergie à gérer. En fait j’ai juste eu l’impression d’être plus vieille, enfin plus sage, et ça c’est hyper cool, j’ai l’impression d’être la même personne mais en version qui se pose moins de question et qui a pris du plaisir ! Ce Vendée Globe, ça a été un immense cadeau pour retrouver confiance en moi.
Vendée Globe :
Quel est le moment que tu as trouvé le plus compliqué pour toi sur cette course ?
La fin ! Franchement la dernière semaine, c’était dur, j’avais l’impression que je n’allais pas y arriver, que mon corps était au bout... Par rapport à la dernière fois, je me suis pas fait avoir en franchissant le cap Horn à me dire ça y est c’est fini. Mais mine de rien quand les premiers arrivent, il y a une partie de ton cerveau qui switche, et tu peux pas t’empêcher de te projeter et te dire « allez, c’est peut-être la dernière fois que j’envoie cette voile… » C’est pas le bon mood pour rester bien dans tes baskets ! Et puis l’intensité de cette fin, on a passé cinq systèmes météo en une semaine avec Benjamin ! Tout le reste, j’avais l’impression que ça faisait juste partie du jeu…
Vendée Globe :
Le moment où tu t’es fait décrocher à l’arrivée dans le Pacifique par exemple ?
Ça c’était hyper dur, mais en tant que compétitrice ! Parce que je pense que j’avais mon petit coup à jouer, j’étais en cran en-dessous mais j’étais là et avec des si en course au large on peut vraiment dire n’importe quoi, mais vraiment c’est le moment où il ne fallait pas avoir d’avarie, et ces trois heures que j’ai perdues elles étaient pile au mauvais moment… c’était dur à vivre !
Vendée Globe :
Et au contraire, le plus beau moment ?
C’est toujours hyper difficile, parce que c’est plein de petits moments en fait ! Mais le moment où j’étais hystérique de joie, c’est quand j’ai vu les albatros et les dauphins après le cap Horn, dans cette espèce de calme… Ce que je trouve assez fou avec les foilers c’est que c’est tout le temps difficile. Même quand il n’y a pas tant de vent que ça, en fait le bateau il fonce, tu peux pas profiter de l’extérieur comme sur un bateau à dérives. Et puis de temps en temps il y a ces moments de pétole, et au moins tu peux être dehors, il y avait juste un peu de vent pour avancer, j’ai l’impression que c’était comme dans un rêve, c’était beaucoup trop, je riais comme quand il n’y a personne pour te voir, c’était fou…
Vendée Globe :
L’intensité du foiler, c’est ce que tu as trouvé le plus difficile sur cette édition ?
Oui, clairement ! Sur mon premier Vendée Globe ce qui m’avait vraiment nourri c’était la contemplation. Je passais mon temps à regarder les étoiles, les nuages, avec de la musique dans les oreilles… Là, j’ai plus l’impression d’avoir fait une course, et un peu moins une aventure. T’es bloquée dans ton cockpit, tu vois pas la mer, tu passes plus d’heures à regarder ton ordinateur que la mer, j’en suis pas fière mais je ne vois pas comment faire autrement dans ces machines à ces vitesses-là ! C’est ça que je trouve plus dur, parce que c’était une source positive en moins, mais du coup les quelques moments où on pouvait vraiment être dehors étaient dingues.
Vendée Globe :
Il y a aussi un truc qui a changé ta course, c’est que tu as été quasiment tout le temps au contact, sans cesse à la bagarre avec d’autres bateaux, comment tu l’as vécu ?
Oui la dernière fois, je me souviens que sur une journée entière il y avait un ris à renvoyer et je ne le faisais pas parce que j’avais personne à côté ! Là, j’ai pas le souvenir une seule fois de ne pas avoir fait une manœuvre parce que j’étais trop fatiguée… Ah si, je me souviens d’un jibe à côté de Sam que j’ai pas fait, et j’ai perdu 30 milles ! Sanction immédiate… Ça ne veut pas dire naviguer comme un débile, mais c’est que t’es tout le temps à fond.
Vendée Globe :
Avant le départ, tu disais partir pour redécouvrir à la fois la planète et toi-même. Est-ce que tu as réussi à retrouver la Clarisse que tu cherchais ?
J’ai eu quatre années un peu particulières, je ne sais pas quelle partie de moi s’est accrochée à ce Vendée Globe, même moi je ne me l’explique pas. J’ai eu 25 occasions de tout arrêter, et ça aurait probablement rendu ma vie beaucoup plus simple, mais il y avait une partie au fond de moi qui n’en démordait pas, et j’ai suivi cet instinct animal, et à chaque fois, c’est en mer que j’ai trouvé les réponses et que je me suis dit « je suis là pour ça ». Mais je suis toujours incapable de décrire le « pour ça » ! C’est juste que tu sais que tu dois être là ! Ce Vendée Globe, à partir du premier équateur, je me suis dit « c’est bon, j’ai tout gagné, je suis là, et je fais ma vie ». J’étais censée être sur ce Vendée Globe, et même si ces quatre années ont détruit ma confiance en moi, là j’ai fait une thérapie géante de 77 jours, et ça fait beaucoup de bien !
Vendée Globe :
Est-ce qu’il y a un message que tu aimerais faire passer en franchissant cette ligne d’arrivée ?
Oui, ce n’est pas facile à formuler, j’espère avoir les neurones assez connectés pour les trouver ! Quand t‘as quelque chose au fond de toi et que tu sais que c’est juste, que c’est une source de joie, va jusqu’au bout, peu importe les bâtons dans les roues, n’écoute pas les gens qui ont des schémas d’autrefois dans leur tête… C’est une vision de la vie et de la société, on est là parce qu’on porte tous une histoire et la mienne elle est ce qu’elle est, mais j’aimerais au moins qu’elle serve à ça.
Vendée Globe :
Quel regard portes-tu sur la performance de Justine Mettraux ?
C’est trop cool, je suis tellement contente pour elle ! J’étais tellement désolée pour elle de voir tous les titres « la première femme », etc, mais c’est normal, c’est logique. Je suis passée par là il y a quatre ans. Justine, sa performance elle est stylée avant d’être une performance féminine, mais c’est toujours la même chose, et en même temps c’est toujours vrai qu’on n’est pas assez nombreuses et qu'il faut valoriser les parcours de femmes ! Mais Justine elle mérite, elle est solide, efficace. Je sais pas comment dire, mais même quand tu regardes sa trace à la carto tu le ressens ! Donc je suis hyper contente pour elle, et je suis très heureuse qu’elle ait réussi à rester dans cette tête de flotte jusqu’au bout, elle a eu son lot d’avaries et de galères, donc trop bien !
Vendée Globe :
Comment as-tu vécu la solitude sur cette édition ?
J’ai très peu échangé avec la terre, quasiment seulement avec mon équipe technique. J’ai appelé une fois ma maman dix minutes parce qu’elle me le demandait ! La pauvre, je suis horrible, pardon maman ! Je suis très égoïste en plus parce que j’adore recevoir ses messages, mais je ne réponds pas, je suis vraiment une fille ingrate… Sinon j’ai pas mal échangé avec d’autres marins, pas mal avec les deux Benjamin (Dutreux et Ferré, NDLR) de la course notamment, un peu avec Sam quand on était à côté, et puis un peu avec Tanguy mais on se méfiait avec Tanguy pour pas être trop sentimentaux.
Vendée Globe :
Un mot de la course de Tanguy justement ?
Il fait une super course et je ne suis pas surprise. Il est hyper polyvalent, c’est impressionnant ce qu’il arrive à faire, il a plein d’emmerdes mais il les gère, il a perdu plein de voiles, restraté tout son bateau… et pour autant il est dans le match ! Je le sens agacé parfois de ne pas aller plus vite, j’espère qu’il sera pas trop frustré en termes de compétition et qu’il ne se gâchera pas trop la vie pour quelques milles perdus !
Vendée Globe :
Pour finir sur une note un peu plus personnelle : à quel point as-tu hâte de retrouver ta fille Mathilda ?
Il y a une partie de moi qui se protège, qui s’oblige à ne pas penser à ça ! Il y a une brèche qui s’est ouverte à l’arrivée de Charlie quand j’ai vu des photos de lui avec son fils, et j’ai vite essayé de refermer ça parce que c’était trop trop dur ! Et là, elle est en train de se rouvrir… J’ai reçu une vidéo de Léna ce matin où on la voit dire « chercher maman, chercher maman » et waaaa…. Je sais pas comment ça va se passer, mais c’est quelque chose ! Je m’interdisais d’y penser, et je me rends compte que depuis qu’elle est née je me préparais à cette idée de la laisser pour trois mois. Et là ça y est c’est fait, et je m’étais jamais autorisée à imaginer l’autre côté du schmilblick, alors je n’ose même pas imaginer à quel point ça va être bon !