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Les marins face au casse-tête de Morphée

Gérer son sommeil, ou plutôt l’absence de sommeil. Voilà l’une des compétences clés que doit maîtriser le marin du Vendée Globe, et qui suscite le plus d’admiration et de questions. En cette journée mondiale du sommeil, deux d’entre eux ont accepté de nous livrer quelques secrets de leur relation à l’oreiller, avant, pendant, et après leur folle aventure.

LORIENT, FRANCE - 12 SEPTEMBRE 2024 : Monnoyeur - Duo for a Job le skipper Benjamin Ferré (FRA) est photographié le 12 septembre 2024 au large de Lorient, France - Photo par Lou-Kevin Roquais
LORIENT, FRANCE - 12 SEPTEMBRE 2024 : Monnoyeur - Duo for a Job le skipper Benjamin Ferré (FRA) est photographié le 12 septembre 2024 au large de Lorient, France - Photo par Lou-Kevin Roquais

Parmi les nombreux défis que rencontrent les skippers du Vendée Globe, la gestion du sommeil est l'un des plus cruciaux, tant il est déterminant pour la sécurité et la performance. Dormir peu mais efficacement, rester lucide sans sombrer dans la fatigue extrême, connaître ses seuils d’épuisement pour mieux les maîtriser et éviter la zone rouge, réguler un cycle complètement désorganisé par l'intensité de la course... chaque marin doit trouver son propre équilibre, et surtout le rythme le plus adapté à son organisme

Un matelas « un peu comme un cercueil »

Car dormir sur un bateau en mouvement permanent, qui plus est sur des « foilers » de plus en plus rapides et bruyants, est une véritable discipline qui requiert de l’entraînement, du matériel adapté, et une excellente connaissance de soi. Des éléments que Damien Seguin (Groupe APICIL) a beaucoup travaillé en amont de son deuxième Vendée Globe, avec notamment « une vraie réflexion sur la manière de dormir à bord en sécurité ».

Lui qui explique avoir « la chance d’avoir toujours très bien dormi en mer » a en effet vu la différence en passant sur des bateaux à foils. Sur une transatlantique en 2023, il est à la bannette quand le bateau fait un planté, et est éjecté 2,5 m plus loin dans une cloison avec une belle frayeur et la sensation d’avoir « frôlé la correctionnelle ». « Pour ce Vendée Globe, il fallait impérativement que je puisse m’endormir sereinement et sans stress de finir comme ça », explique le marin handisport, qui a donc conçu « un cahier des charges très précis pour mon matelas, sur lequel j’ai travaillé avec la marque française de matelas André Renault. »

La forme est spécifiquement adaptée à la morphologie du marin, et creusée pour lui permettre une tenue sur le côté. « Un peu comme un cercueil », reconnaît en souriant Damien Seguin, qui pouvait aussi « se sangler au niveau des pectoraux ». Le matelas est en outre étanche sur la partie basse, pour lui permettre de garder bottes et cirés retroussés sur les chevilles, mais respirant sur la partie haute pour pouvoir « dormir facilement même quand il fait chaud ». Le prototype est complété par un oreiller spécifique pour « tenir la tête, parce qu’en atonie musculaire, tu peux vraiment te faire mal aux cervicales quand tu es projeté », avec une « housse polaire que je pouvais changer facilement pour l’odeur ». Petit plus de la maison : « les bords de ce coussin remontent sur les oreilles, pour atténuer le bruit, sans me couper complètement de ces informations précieuses sur le comportement du bateau ».

Résultat ? « Je pense avoir eu une bonne gestion de mon sommeil sur ma course, en tous cas j’avais toujours la confiance pour pouvoir me relâcher », explique le marin, qui dort toujours pour sa part sur « des créneaux de 40 minutes maximum ».

LORIENT, FRANCE - 17 AVRIL 2024 : Le skipper britannique Sam Davies sur l'Imoca Initiatives Coeur est photographié lors d'un entraînement, le 17 avril 2024 au large de Lorient, France. (Photo par Jean-Louis Carli/ALeA)
LORIENT, FRANCE - 17 AVRIL 2024 : Le skipper britannique Sam Davies sur l'Imoca Initiatives Coeur est photographié lors d'un entraînement, le 17 avril 2024 au large de Lorient, France. (Photo par Jean-Louis Carli/ALeA)

Mettre un réveil… ou pas !

Car le rythme en mer est propre à chaque marin ! Pour le bizuth Benjamin Ferré, le sujet du sommeil avait également été bien travaillé en amont, avec « un pouf sur-mesure avec un grammage bien spécifique, qui me permettait de dormir sur le ventre confortablement ». Mais le rythme, lui, a évolué au fil de l’eau. « J’étais tellement dédié à mon bateau pendant la course que c’était souvent difficile d’aller dormir. Mais au fur et à mesure, je me suis rendu compte que quand le vent est stable, tu apportes plus en te reposant », explique le skipper de Monnoyeur - Duo for a Job, arrivé 16e de ce Vendée Globe. Un constat qui lui a progressivement permis de remplacer son réveil fixe par « des alarmes AIS et surtout des alarmes pour me prévenir de changement en force ou en direction du vent ». « Dans le Pacifique, en avant d’un front, ça m’a permis une fois de dormir neuf heures d’affilée, c’était fou ! Je me suis réveillé en panique, j’ai dû dézoomé la carto parce que j’avais fait plus de 200 milles, et je me suis rendu compte que j’avais été tout du long à plus de 19 nœuds de moyenne…. Je me suis dit que j’aurais dû dormir plus souvent ! »

« Le corps est de toutes façons une machine incroyable, abonde Damien Seguin. Très vite, tu es tellement dans le rythme de ta course que tu te réveilles toujours quelques secondes avant ton réveil, qui est quand même une sirène de pompier bien agressive… » Et le corps se fait même tellement au bateau que « c’est parfois juste un changement de son comportement, ou un mini bruit inhabituel qui va te réveiller alors que tu pensais dormir d’un sommeil de plomb », complète Benjamin Ferré.

Mais que faire quand les conditions sont dantesques, ou que l’intensité de la course est telle que le sommeil semble impossible à trouver ? « Ce qu’il faut, c’est conditionner son cerveau pour lui faire croire qu’il peut éteindre la lumière », explique Damien Seguin, qui a pour cela beaucoup recours à l’imagerie mentale. « Depuis mes années d’olympisme, j’utilise toujours la même image : celle d’un jardin de mes amis, dans la montagne près de Briançon. Je me vois dans cette prairie, avec le lac en contrebas, c’est devenu un signal pour mon cerveau ». Un procédé qu’il applique aussi « quand le réveil est difficile, c’est une autre image à laquelle je pense, et qui me permet d’émerger même quand ça me paraît impossible ».

De son côté, Benjamin Ferré applique « la respiration en carré », qui consiste à inspirer et expirer sur quatre temps pour se détendre. « Et sinon, j’écoutais aussi des podcasts. J’espère que ça ne le vexera pas, mais la voix de Fabrice Drouelle dans Affaires Sensibles, sur France Inter, c’est une arme fatale. J’avais aussi l’enregistrement d’une sophrologue, fait spécialement pour moi. Je l’ai écouté quelques fois quand c’était vraiment dur dans le bateau, que ça tapait, que j’avais mal et que je me demandais comment j’allais m’en sortir. En fait, c’est souvent l’angoisse qui t’empêche de partir. »

COURSE, 25 DÉCEMBRE 2024 : Photo envoyée depuis le bateau Monnoyeur - DUO for a JOB lors de la course à la voile du Vendée Globe le 25 décembre 2024. (Photo du skipper Benjamin Ferré) sommeil
COURSE, 25 DÉCEMBRE 2024 : Photo envoyée depuis le bateau Monnoyeur - DUO for a JOB lors de la course à la voile du Vendée Globe le 25 décembre 2024. (Photo du skipper Benjamin Ferré) sommeil

« C’était insoutenable et pourtant je me suis endormi »

Reste que si les solitaires du Vendée Globe sont rompus à l’exercice, la fatigue est tout de même omniprésente. Et si Benjamin Ferré n’a pas connu de « black-out » ou d’hallucinations, il y a eu tout de même « des gros gros moments d’épuisement physique ». « Je me souviens de plein de fois où j’étais très fatigué, dans un sommeil peu profond, et j’étais persuadé d’être avec mon co-skipper Pierre Leroy et je lui demandais de faire les manœuvres, sauf qu’il ne le faisait jamais ce gros flemmard ! Je me rappelle me réveiller à chaque fois un peu dégoûté, « ah non c’est vrai, je suis en solo ». Son pire souvenir ? Dans l’alizé dans la remontée de l’Atlantique Sud, « c’était les pires conditions depuis le début de la course, c’était impossible de dormir tant que t’étais pas épuisé. J’étais en hypervigilance et je me souviens de m’être endormi à même le carbone, avec le bateau qui tapait, c’était insoutenable et pourtant je me suis endormi ».

Pour Damien Seguin, c’est dans les derniers jours de course que l’épuisement a été le plus violent. Privé de radar, de VHF et d’AIS dans cette zone très fréquentée qu’est le golfe de Gascogne et les côtes atlantiques, il a veillé pendant plus de 48 heures pour ne pas prendre de risques. « Je n’avais jamais fait ça sur le Vendée Globe, et je suis toujours épaté de voir à quel point l’adrénaline nous permet de repousser nos limites. On se dit toujours qu’on ne va pas y arriver, après plus de 80 jours sur l’eau, aller encore taper dans ses réserves, mais en fait tant que tu as la lucidité cérébrale, ton cerveau est capable d’infliger tellement de choses à ton corps. »

COURSE, 09 JANVIER 2025 : Photo envoyée depuis le bateau TeamWork - Team Snef lors de la course à la voile du Vendée Globe le 09 janvier 2025 - (Photo du skipper Justine Mettraux) Sommeil.
COURSE, 09 JANVIER 2025 : Photo envoyée depuis le bateau TeamWork - Team Snef lors de la course à la voile du Vendée Globe le 09 janvier 2025 - (Photo du skipper Justine Mettraux) Sommeil.

Le difficile retour à terre

Mais comment se remet-on d’un tel conditionnement physique et mental ? Difficilement, à en croire nos solitaires ! « Les premières nuits à terre étaient bizarres. Je me réveillais tout le temps, recroquevillé comme un ver de terre, avec des spasmes dans tout le corps », raconte Benjamin Ferré, qui n’avait « jamais connu ça avant, d’habitude ça revient beaucoup plus vite ». Passé cette première phase, le skipper de Monnoyeur – Duo for a Job a connu des nuits « courtes mais super bonnes, j’étais encore dopé par l’adrénaline et j’avais l’impression de récupérer vite, jusqu'à ce que je me pose vraiment et là le coup de barre est vraiment venu, j’étais hyper fatigué, je faisais des grosses nuits de plomb et des siestes. » Un mois après son arrivée, le marin reconnaît ressentir « encore une énorme fatigue, pas le truc où tu bailles mais vraiment un épuisement intérieur et chronique ».

Pour Damien Seguin, l’arrivée de ce deuxième Vendée Globe n’est pas plus simple malgré son expérience, au contraire. « J'avais l'impression de bien dormir au début, puis j'ai commencé à avoir des nuits agitées, avec des spasmes et une respiration saccadée, ce qui ne m’est jamais arrivé avant », explique le marin, qui y voit « peut-être les conséquences de ses blessures physiques ». Victime d’une sérieuse avarie dans l’océan Indien, le skipper de Groupe Apicil avait en effet été violemment projeté dans son bateau. « J’ai donc appris depuis que je me suis fait une fracture d’une cervicale et que je me suis arraché un ligament croisé postérieur, ça ne doit pas aider », reconnaît le marin, qui « plaint surtout [sa] compagne de devoir supporter ça ». En cette journée mondiale du sommeil, toute l’équipe du Vendée Globe envoie donc ses plus douces pensées à ses quarante marins, mais surtout à ceux qui partagent leur vie, et leurs insomnies… 


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