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Au bout de l’aventure, les défis continuent

Depuis près de trois mois, les marins du Vendée Globe évoluent dans un univers où le temps s’est dissous. Au début, ils comptaient chaque jour avec précision, presque comme un rituel. Mais quelque part, entre une tempête interminable et une énième sieste interrompue par une alarme, ils ont perdu le compte. Était-ce hier qu’ils ont aperçu cette nuée d’oiseaux marins, ou y a-t-il déjà une semaine ? Impossible à dire. Les horloges à bord continuent de tourner, mais leur esprit, lui, dérive. Vendredi ressemble au mardi, et les dimanches semblent avoir été effacés par le vent. Certains ont l’impression de naviguer depuis une éternité, d’autres se persuadent que cela ne fait qu’un mois. Mais tous sont d’accord sur un point : ils sont fatigués, et la terre ferme devient une obsession. Cinq skippers sont désormais à moins de 500 milles des Sables d’Olonne. Tous cherchent la trajectoire adéquate pour finir au plus vite. Louis Duc (Five Group – Lantana Environnement) et Kojiro Shiraishi (DGM MORI Global One) et Violette Dorange (DEVENIR), après avoir initialement tenté un passage au nord, ont finalement corrigé leur cap. Guirec Soudée (Freelance.com) fait exception : il s’offre un détour symbolique par la pointe Bretagne pour conclure son tour du monde avec panache. Attendu demain matin sur la ligne d’arrivée, il reste néanmoins concentré sur sa vitesse. Mais cette course effrénée cache aussi autre chose. Dans cette ultime ligne droite, les uns et les autres cherchent encore à savourer les derniers instants de ce défi hors norme. L’océan, parfois si rude, leur offre ici ses dernières impressions : des détails qui deviendront des souvenirs une fois à terre. Même dans la hâte, chacun sait qu’il vit les derniers moments d’une aventure unique.

COURSE, 06 FÉVRIER 2024 : Photo envoyée depuis le bateau HUMAN Immobilier lors de la course à la voile du Vendée Globe le 06 février 2024. (Photo du skipper Antoine Cornic)
COURSE, 06 FÉVRIER 2024 : Photo envoyée depuis le bateau HUMAN Immobilier lors de la course à la voile du Vendée Globe le 06 février 2024. (Photo du skipper Antoine Cornic)

De temps à autre, la réalité refait surface, discrète mais insistante, comme une vague qui les éclabousse pile quand ils pensaient rester au sec. Une odeur de sel plus forte ou un vent qui soudain se tait. Ils guettent ces petits signes avec l’attention de marins devenus experts dans l’art de lire l’invisible. Les souvenirs, eux, commencent à remonter doucement à la surface, un peu comme ces vieilles boîtes qu’on redécouvre en faisant le ménage de printemps. Ils repensent aux nuits glaciales où ils maudissaient le monde entier, aux tempêtes qui leur ont arraché quelques jurons, et à ces instants de grâce où l’océan semblait les bercer plutôt que les défier. Ce qui semblait insurmontable au début est maintenant derrière eux, et même si leur corps réclame une pause, leur esprit s’accroche encore à cette vie nomade et sauvage. Ils savent qu’à l’arrivée, la terre les attend avec ses festivités, ses caméras et ses embrassades. Mais ils pressentent aussi que la transition ne sera pas si simple. Comment raconter à ceux restés à terre ce mélange étrange de solitude et de grandeur ? Comment décrire ces journées où ils n’étaient plus sûrs s’ils vivaient un rêve ou un défi insensé ? 

Derniers milles, derniers symboles

Guirec Soudée, lui, se concentre sur un dernier clin d’œil à son parcours : « Je monte un peu plus haut que prévu pour apercevoir la Bretagne. Une fois les côtes en vue, je redescendrai tranquillement vers Les Sables d’Olonne. Après un tour du monde, c’est un passage symbolique qui compte pour moi : voir cette région qui est la mienne en premier. Et puis, j’ai la chance de ne pas avoir de concurrents collés derrière moi ! », a raconté le marin. Pour lui, ce détour n’est en effet pas stratégique. C’est une manière de boucler la boucle en revoyant ses racines avant l’arrivée. Mais pour l’instant, il affronte encore une mer agitée et des vents de face soufflant entre 35 et 40 nœuds. « Ça tape, ça tape ! Ce n’est vraiment pas confortable et surtout, ça fait mal pour le bateau. Par moments, tu te demandes comment il tient le coup. Ce ne sont clairement pas des conditions où l’on prend du plaisir », a concédé le skipper de Freelance.com. Pourtant, même au milieu des secousses et de la fatigue, il trouve encore de quoi apprécier cette parenthèse unique. Ce qu’il apprécie le plus, c’est cette liberté absolue : peu de contraintes, du temps pour lui-même, et la possibilité de réfléchir sans être envahi par des pensées négatives. Imaginer la suite, se rappeler tout ce que cette aventure lui a offert. 


Le temps a filé à une vitesse folle, presque trop vite. Je sais qu’à peine débarqué, la vie reprendra son rythme effréné, et je me replongerai rapidement dans ce que j’avais laissé en suspens. Même avec l’impatience d’arriver, je savoure encore chaque moment.

Guirec Soudée
FREELANCE.COM

La beauté d’un instant

Même topo ou presque du côté de Manuel Cousin. Pour lui aussi, après 88 jours en mer, la fatigue est omniprésente, pesant comme un vieux manteau trempé. Chaque muscle est tendu, chaque souffle plus court. Mais parfois, sans prévenir, la magie refait surface. Le vent parfait s’engouffre dans les voiles, le bateau s’élève et semble danser sur l’eau. Plus un bruit, si ce n’est celui des vagues qui s’effacent sous lui. Un instant de grâce, fugace mais suffisant pour rallumer l’étincelle. Celle qui le pousse, malgré tout, à continuer. « Honnêtement, je n’ai pas pris beaucoup de plaisir pendant ce Vendée Globe. J’ai souvent eu l’impression d’être en mission, et ça m’a vraiment coûté. Alors, quand je retrouve ces instants de glisse, l’océan que j’aime toujours autant, ou des moments de symbiose avec le bateau, c’est précieux », a commenté le skipper de Coup de Pouce qui cavale bon train dans les alizés avant de négocier le fameux Pot-au-Noir, étendu mais peu actif, à partir de demain soir. « Dans un moment comme celui que je vis, je me reconnecte enfin à la navigation, et ça fait du bien. J’essaie d’en profiter, même si l’envie de revoir la terre et mes proches se fait de plus en plus forte. Je sais qu’il reste encore plusieurs jours avant l’arrivée, mais j’essaie de ne pas trop y penser », a avoué le Sablais d’adoption. Malgré cette parenthèse de sérénité, le temps reste un repère difficile à maîtriser en mer. « Je n’ai pas totalement perdu le fil du calendrier terrestre, car certaines dates restent marquantes. Il y a eu Noël, le 1er janvier, l’anniversaire de ma fille le 1er février… Des moments importants qui jalonnent la course, sans oublier la date d’arrivée qui approche et les copains qui arrivent ou sont déjà arrivés. Mine de rien, ça aide à garder quelques repères. En revanche, savoir quel jour on est, c’est une autre histoire. Heureusement, je garde un contact quotidien avec ma femme. » Ces repères sont importants, surtout après les semaines passées dans les mers du Sud, où tout semblait flou. Là-bas, la lumière constante brouillait la notion du jour et de la nuit. 


Maintenant, je m’adapte : les levers et couchers de soleil sont redevenus des points d’ancrage familiers. J’essaie de structurer mes journées en me recadrant sur les repas et en gardant un rythme régulier. Cette routine donne de la cohérence à mes journées, et c’est essentiel pour mon bien-être. J’en ai vraiment besoin.

Manuel Cousin
Coup de Pouce

Garder le rythme malgré les aléas

De son côté, Sébastien Marsset (FOUSSIER) aborde cette gestion du temps avec une méthode qui lui est propre. « Comme je reste assez connecté à la terre, je n’ai perdu le fil du temps qu’en partie. Les jours de la semaine, je ne les retiens pas tous, mais certains marquent des repères : les mercredis, pour appeler mes enfants, et les week-ends, avec des émissions de radio que j’aime écouter. Pour les heures, je fais en sorte de les garder en tête, à la fois pour éviter de me laisser aller et parce que les nuits sont très longues. J’essaie de maintenir un rythme. Mon organisme est souvent mon meilleur guide. La réception des fichiers météo, à 7h et 19h, joue également un rôle essentiel en structurant mes journées », a relaté le skipper. Cette organisation, il la conserve même dans l’adversité. Ses problèmes d’énergie à bord compliquent chaque décision et chaque manœuvre, le forçant à jongler avec les ressources disponibles tout en maintenant un bon rythme de course. Mais loin de céder à la fatigue, il se bat sans relâche, ajustant son quotidien comme un chef cuisinier en pleine pénurie, capable de faire un festin avec trois légumes et un fond de sauce. À moins de 500 milles de l’arrivée, il peut enfin entrevoir le bout du tunnel. Cette perspective lui donne un regain de motivation. « Désormais, on peut décompter les milles en centaines plutôt qu’en milliers », s’est réjoui le navigateur. Mais ce qu’il espère surtout savourer dans cette dernière ligne droite, c’est autre chose : des instants de navigation fluide, où tout fonctionne sans accroc. Un bateau réglé au millimètre, une trajectoire optimisée, du temps pour se concentrer sur la stratégie météo, sans être constamment interrompu par des pannes ou des réparations de fortune. C’est ce qui lui a le plus manqué ces dernières semaines, trop souvent parasitées par des aléas techniques. Il ne veut pas franchir la ligne d’arrivée avec un goût amer, mais avec le sentiment d’avoir retrouvé ce qu’il est venu chercher : une course où, ne serait-ce que sur la fin, tout fonctionne enfin comme il le souhaite.

Ajuster, tenir le coup

Il n’est évidemment pas le seul à gérer des défis de taille dans cette dernière ligne droite. Louis Duc (Five Group – Lantana Environnement), de son côté, doit composer avec un handicap majeur : la perte de l’une de ses dérives, un coup dur survenu hier qui complique sa navigation en limitant la stabilité de son bateau à certaines allures. Pourtant, ce n’est pas ce problème technique qui l’a conduit à revoir sa stratégie, mais bien la météo. Initialement tenté par une route au nord, il a dû se raviser, comme ses concurrents directs, face à des conditions météorologiques copieuses annoncées en mer d’Irlande. Le Normand a donc choisi de réajuster son cap pour dénicher une trajectoire plus favorable, même si cette route ne sera pas de tout repos. Les heures à venir s’annoncent compliquées : vents instables, grains, pluie... Chaque mille parcouru nécessitera de fins ajustements. 


Mon obsession, c’est de trouver le chemin qui va me ramener aux Sables d’Olonne le plus vite possible. Je scrute chaque modèle météo, chaque carte isobarique, et franchement, ce n’est pas simple de trouver la bonne solution.

Louis Duc
Fives Group - Lantana Environnement

Privé de certaines voiles de portant, le skipper doit redoubler d’ingéniosité pour limiter les contraintes sur son bateau déjà fragilisé. Un peu comme un conducteur essayant de tirer le maximum d’une voiture avec trois cylindres sur quatre. « Pour l’instant, je ne pense pas à l’arrivée ni au moment où je poserai le pied à terre, mais simplement à tracer une trajectoire correcte », a t-il assuré. Dans ces derniers milles, chaque skipper trouve sa motivation : certains guettent la terre ferme comme on attend un café après une nuit blanche, d’autres savourent les derniers instants en mer comme une dernière danse avant de quitter la piste. Mais une chose est sûre : peu importe les grains, les pépins techniques ou les nuits sans sommeil, ils avancent, petit à petit, jusqu’à la ligne d’arrivée. Et une fois la terre atteinte, ils le savent déjà : le calme de la terre ferme ne rivalisera jamais longtemps avec l’appel de la mer.


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