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Coup de barre

Usés jusqu’à la corde, heureusement qu’ils en ont plusieurs à leur arc, nos 31 marins encore en course sur cette dixième édition du Vendée. Cette nuit, tous affairés à mille corvées, ils ont quand même trouvé le temps de nous raconter à quoi ressemble de vivre sur la corde raide depuis deux mois et demi. A tel point qu’il faudrait inventer un nouveau mot pour décrire cet état de fatigue qui ne ressemble à aucun autre.

COURSE, 21 JANVIER 2025 : Photo envoyée depuis le bateau La Mie Caline lors de la course à la voile du Vendée Globe le 21 janvier 2025. (Photo du skipper Arnaud Boissières)
COURSE, 21 JANVIER 2025 : Photo envoyée depuis le bateau La Mie Caline lors de la course à la voile du Vendée Globe le 21 janvier 2025. (Photo du skipper Arnaud Boissières)

Crevés, épuisés, exténués, harassés, KO, au bout du rouleau… voire même lessivés et rincés, qui en l’occurrence, semblent un peu moins à propos pour parler de nos drôles d’oiseaux ! S’il y a autant d’adjectifs dans la langue française pour décrire le fait d’être fatigué, c’est bien qu’il y a différents degrés d’intensité… Mais lequel suffirait pour décrire celui des marins du Vendée Globe ? Deux mois et demi de combat, avec un minimum de roupillons et un maximum de pression, on se demande forcément comment le corps et l’esprit réagissent à ce bien étrange cocktail. 

Alors on leur a posé la question, et c’est Romain Attanasio (Fortinet – Best Western, 14e) qui, enfin sorti de son séjour demi-pension un peu trop prolongé dans le Pot-au-Noir, a dégainé le premier :


Je n’ai pas eu d’hallucinations… Bon enfin la dernière fois, j’étais en train de somnoler et il fallait que j’ailler choquer de la grand-voile, et j’ai eu l’impression que mon pote Nico était à bord avec moi, donc je lui ai demandé de choquer, mais c’est tout, pas bien méchant ! Rien de délire, je vois pas d’éléphants roses, mais la fatigue peut entraîner des bêtises, des moins bonnes décisions, des moins bonnes manœuvres, c’est ça que crée la fatigue, c’est à ça qu’il faut faire gaffe…

Romain Attanasio
FORTINET - BEST WESTERN

« avant, je tapais dehors et je cassais des trucs ! »

Se méfier de tout, y compris de soi-même. Car l’expérience pousse forcément dans ses retranchements, surtout quand cela se ressent nerveusement. « C’est tellement intense d’avoir toujours cette pression de la vitesse, d’aller au bon endroit, de pas casser, de réparer, de pas taper un truc. Cette angoisse permanente, je trouve que c’est ça qui est difficile à vivre ! », nous confirmait le marin qui dispute son troisième Vendée Globe, et vient de passer un sale moment dans la zone de convergence intertropicale, qui a gonflé en même temps qu’il essayait de la traverser. De quoi augmenter encore un peu cet épuisement mental ! La méthode « Romain Attanasio » pour essayer de l’évacuer ? 


J’ai peut-être la voix cassée parce que j’ai passé tellement de temps à hurler dehors ! Et puis avant, je tapais dehors et je cassais des trucs ! Donc maintenant j’ai pris le coup, je prends des bouteilles d’eau vides et je les fracasse 100 fois sur un winch, ça n’abîme rien et ça me détend ! Dans ces moments-là, tu te dis qu’est-ce que tu fous là !

Romain Attanasio
FORTINET - BEST WESTERN

COURSE, 21 JANVIER 2025 : Photo envoyée depuis le bateau Coup de Pouce lors de la course à la voile du Vendée Globe le 21 janvier 2025. (Photo du skipper Manuel Cousin) Côte chilienne
COURSE, 21 JANVIER 2025 : Photo envoyée depuis le bateau Coup de Pouce lors de la course à la voile du Vendée Globe le 21 janvier 2025. (Photo du skipper Manuel Cousin) Côte chilienne

« Là je vois le Cap Horn, j’ai envie de pleurer »

S’il y en a un qui, cette nuit, n’aurait pas claqué des doigts et n'a pas eu à s’énerver avec un subterfuge plastifié, c’est bien Manuel Cousin (Coup de Pouce, 31e), qui a franchi le Cap Horn dans des conditions de rêve et avec une visibilité parfaite. Un de ces moments suspendus, uniques, et surtout capables de faire oublier toute la fatigue du monde :  


On ressent énormément de joie, du soulagement, de la fierté, un accomplissement, la porte de sortie des Mers du Sud. Pour moi ça a été très long cette fois-ci. Je suis rentré dedans avec un état d’esprit qui n’était pas au top, parce qu'à la suite de mon choc j’étais pas très bien psychologiquement, j’y suis allé sur le bout des pieds et c’était très compliqué au début, et puis petit à petit ça allait de mieux en mieux, et là je sors, il fait un temps magnifique, je vois le Cap Horn ! En 2020, je l’avais pas vu, donc très très heureux. C’est un mélange d’émotions très positives, je pourrais pas rêver mieux !

Manuel Cousin
Coup de Pouce

Voilà comment en une seconde, deux mois et demi d’efforts peuvent être soudain justifiés. Ca ne l’empêche pas de ressentir lui aussi la fatigue, le skipper vendéen qui a réussi cette semaine à fausser compagnie à son compagnon de route, Fabrice Amedeo (Nexans – Wewise, 33e). Mais, « il faut bien qu’il y ait quelques avantages à avoir des cheveux blancs » nous dit-il, voilà bien longtemps qu’il n’a pas mis les pieds dans cette fameuse « zone rouge », celle qu’il faut à tout prix éviter pour garder sa lucidité :


Je n’ai pas d’hallucination, je me connais bien, ça fait longtemps que je navigue, je sais que j’ai des points qui me disent quand je suis fatigué : les baisses de moral notamment, je sais qu’il faut que j’aille me reposer 1 heure, 2 heures, et ça repart. On parle de l’ascenseur émotionnel, c’est vraiment ça avec la fatigue. Là je vois le Cap Horn, j’ai envie de pleurer, deux secondes après je vais rire aux éclats ! Un matin on va se lever avec une super pêche et l’envie de tout arracher, et puis une heure après on a le moral dans les chaussettes parce qu’on a pris un fichier météo qui ne nous plait pas…

Manuel Cousin
Coup de Pouce

COURSE, 20 JANVIER 2025 : Photo envoyée depuis le bateau Biotherm lors de la course à la voile du Vendée Globe le 21 janvier 2025. (Photo du skipper Paul Meilhat)
COURSE, 20 JANVIER 2025 : Photo envoyée depuis le bateau Biotherm lors de la course à la voile du Vendée Globe le 21 janvier 2025. (Photo du skipper Paul Meilhat)

« Je ne suis pas 100 % serein que ça fonctionne »

Et oui, si le corps s’use, c’est finalement l’esprit qui se tord le plus dans des conditions aussi extrêmes qui s’éternisent. Ce n’est pas pour rien que la course au large est un sport éminemment psychologique, qui requiert autant de préparation mentale que physique ! Et les coachs ont beau prôner l’art du « moral stable », celui qui consiste à s’interdire les trop grandes joies pour s’éviter le risque de trop grandes peines, c’est en pratique toujours aussi complexe à appliquer, surtout quand les tuiles techniques tombent à bord. 

Privé de grand-voile depuis près de 48 heures, Sam Goodchild (VULNERABLE, 7e) espère voir au petit matin la fin de sa galère. Hier, il a passé sa journée à s’affairer sur le pont pour réparer ce bout de tissu de 160 mètres carrés : 


On est au stade où je n’ai plus de colle ! J’avais 14 cartouches, et j’en n’ai plus ! On a travaillé avec l’équipe à terre et North Sails pour maximiser les chances de réussite. Là je viens de coller le dernier patch il y a une heure, il reste juste à attacher une latte qui est un peu flottante au niveau de la casse, toutes les autres sont réparées, et puis après attacher la grand-voile au mât, l’envoyer et l’essayer… Je croise les doigts, ce n’était pas les conditions idéales parce qu’on avait beaucoup de vagues sur le pont, c’était très humide et c’est pas le plus simple pour coller. Je ne suis pas 100 % serein que ça fonctionne mais 100 % serein qu’on a fait de notre mieux. Bilan au matin !

Sam Goodchild
VULNERABLE

Une opération commando d’autant plus cruciale que la météo des prochains jours n’est pas franchement aidante pour le marin britannique, qui bataillait au moment de sa déchirure avec Jérémie Beyou (Charal, 4e). Désormais, l’objectif n’est plus que de rentrer à bon port, et ce n’est déjà pas une mince affaire avec ce vent de Nord qui va rentrer progressivement, et obliger le skipper de VULNERABLE à se rapprocher de la côte portugaise

« C’est difficile de faire un routage, je ne sais même pas si j’arrive à remonter au vent sans grand voile, donc j’essaie de pas trop me projeter, nous expliquait-il dans la nuit. Mon objectif c’est d’arriver au Cap Finisterre, après j’aurai moins besoin de ma grand-voile, mais ça ne va pas non plus être la délivrance car il y aura 40 nœuds, mais ça va être un petit stress en moins j’espère ! »

Le voilà donc avec ce gros point d’interrogation au-dessus de la tête, et dans la foulée un paquet de questions en suspens… « Si je suis pas là d’ici une semaine, je risque de manquer de nourriture et de gasoil, mais j’ai de l’espoir… Ca va tenir ! », nous disait-il, cherchant toujours à « éviter la zone rouge et rester dans le vert ». 


Au bout de deux mois et demi, ça ne tient plus à grand-chose cette ligne théorique ! Il y a des coups d’adrénaline qui nous poussent, et après qui nous font chuter encore plus fort. Hier par exemple, quand la grand-voile a été affalée, je me suis écroulé, je suis allé dormir 1 h 30, mon corps a lâché. Aujourd’hui j’ai eu un petit coup d’adrénaline pour me remettre en route, et là j’ai de nouveau un coup de barre.

Sam Goodchild
VULNERABLE

La voilà finalement, l’expression la plus appropriée pour nos marins obligés à milles virements et revirements du corps et de l’esprit. Comme le vent ou la mer, la fatigue est un paramètre qu’il faudrait pouvoir entrer sur leur routage, et qu’il leur faut quoi qu’il arrive maîtriser, autant que le reste, pour achever leur odyssée. Avec ou sans son copain Nico à bord. 


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